Octobre 1911 La mère travaille toute la journée, est joyeuse ou triste, comme ça vient, ne réclamant pas la moindre chose pour elle-même sa voix est claire, trop forte pour la conversation quotidienne, mais bienfaisante quand on est triste et qu’on l’entend tout à coup après un certain temps. Cela fait déjà assez longtemps que je me plains d’être toujours malade sans avoir jamais une maladie déterminée qui m’obligerait de me mettre au lit. Si je désire cela, c’est sûrement en grande partie parce que je sais combien la mère est capable de vous consoler quand elle sort par exemple du salon éclairé pour entrer dans la pénombre de la chambre du malade, ou bien le soir quand elle rentre du magasin au moment où commence le passage imperceptible du jour à la nuit et qu’avec ses soucis et ses ordres rapides elle fait recommencer le jour déjà si avancé et encourage le malade à l’y aider. Je souhaiterais que cela m’arrive encore parce que je serais faible et par conséquent convaincu par tout ce que la mère ferait, et que je pourrais vivre des joies enfantines tout en ayant la faculté de jouissance plus développée de l’adulte. Hier il m’est venu à l’esprit que si je n’ai pas toujours aimé la mère comme elle le méritait et comme j’en étais capable, c’est parce que la langue allemande m’en a empêché. La mère juive n’est pas une « mère », ce nom de Mutter la rend un peu bizarre (pas le nom en lui-même, parce que nous sommes en Allemagne) nous donnons à une femme juive le nom de mère allemande, mais oublions la contradiction qui s’enfonce d’autant plus lourdement dans le sentiment, Mutter est pour les juifs particulièrement allemand, le mot contient inconsciemment, à côté de la splendeur chrétienne, aussi la froideur chrétienne, d’où le fait que la femme juive appelée Mutter n’est pas seulement bizarre mais étrangère. Maman serait un nom préférable, si seulement l’on ne se représentait pas Mutter derrière lui. Je crois qu’il n’y a plus que les souvenirs du ghetto qui préservent la famille juive, car le nom Vater ne désigne pas le père juif, c’est en effet loin d’être le cas.